Thématique et axes

Apprendre à (s)'évaluer : quels paradigmes et quels leviers pour soutenir la formation dans une perspective de professionnalisation des métiers ?

Depuis sa création en 1986, l’ADMEE-Europe s’est préoccupée des liens existants entre la thématique de l’évaluation et les divers champs de la formation, concernant les concepts, méthodes, modèles, démarches, postures, gestes, valeurs et outils nécessaires pour évaluer. Bien que la pratique évaluative ne soit pas toujours pleinement consciente, elle est une activité centrale dans des contextes variés relevant du monde scolaire, des institutions de formation professionnelle, des centres de formation professionnelle, des agences nationales ou internationales d’accréditation et d’évaluation des programmes ou des formations.
 
Oppositions entre paradigmes
La pratique évaluative peut s’avérer complexe et ardue, lourde de conséquences en raison de son impact sur les parcours scolaires, professionnels des apprenant·es et/ou sur l’évolution des institutions publiques. Elle peut être source d’angoisse, souvent de surtravail et finalement de souffrance pour les personnes en charge de l’évaluation, soucieuses de prendre en compte des valeurs et des aspects éthiques tels que l’équité, la transparence, la justice sociale, voire le respect de la personne ou de l’institution évaluée. Elle peut susciter des divergences de points de vue entre les professionnel·les (enseignant·es, formatrices et formateurs issu·es des différents domaines, responsables de programmes ou de dispositifs, chercheuses et chercheurs), selon le paradigme auquel ces dernières et derniers se réfèrent ou selon les discours prescriptifs ou conceptuels auxquels il fait appel. En effet, si la pratique évaluative s’inscrit, par exemple, dans un paradigme de la mesure ou de la méritocratie, elle cherchera principalement à classer, comparer, certifier et décerner des prix d’excellence selon des standards prédéfinis. En revanche, dans un paradigme axé sur une évaluation-soutien de l’apprentissage et du développement, l’objectif consistera à se focaliser sur la progression et l’engagement des apprenant·es, des actrices, des acteurs et des institutions, sans viser nécessairement une comparaison entre les personnes, ni forcément la comparaison à une norme prescrite.
 
Professionnalisation et compétences exigées
Ces oppositions se retrouvent systématiquement dans les discours concernant la professionnalisation des métiers de l’éducation et de la formation, dans la mesure où l’évolution de l’activité d’un métier ou d’un type de tâche (dans le cas qui nous intéresse ici, l’évaluation), exige des compétences plus élevées, des garanties de fiabilité plus pointues, voire une déontologie plus spécifique aux trois niveaux de la professionnalisation : macro (construction historique et sociale de l’activité), méso (les dispositifs institutionnels et organisationnels de formation et de travail) et micro (le vécu du sujet). En faisant écho au paradigme évoqué plus haut, ces oppositions resteront inscrites soit dans l’empreinte d’une vision  « déterministe »  de  la  transmission  des  savoirs,  soit  dans  une  conception plus « constructiviste » mettant l’accent sur le caractère inventif existant dans la production des savoirs, notamment à travers le développement de pratiques réflexives chez les professionnel·les. Enfin se pose la question de savoir dans quelle mesure se former à évaluer participe à la professionnalisation, en rendant les actrices et acteurs individuel·les et en collectifs plus compétent·es pour évaluer, en leur offrant une meilleure compréhension des valeurs à l'œuvre dans les métiers, en les aidant à comprendre la complexité des systèmes, en leur permettant de faire des choix argumentés.
 
Impact de l’émergence des intelligences génératives
Aux problématiques évoquées s’ajoute le fait que l’intelligence artificielle (IA) et son application dans le monde de l’éducation et de la formation a gagné en importance ces dernières années. Le domaine de l’évaluation n’y fait pas exception et de nombreuses questions se posent quant à son utilisation, aux opportunités mais également aux risques qui y sont associés. De manière générale, il existe aujourd’hui un consensus concernant le fait que l’IA ne pourra pas se substituer au facteur « humain » essentiel dans tout processus d’apprentissage et de formation. Mais qu’elle ouvre en même temps un immense champ de possibles nouvelles pratiques pédagogiques, et notamment les pratiques évaluatives. Donnant l’opportunité aux professionnel·les de l’enseignement de déléguer certaines tâches routinières coûteuses en temps et en énergies afin de pouvoir mieux répondre aux besoins individuels des apprenant·es. Il importe à ce propos de connaître, de faire connaître et de prendre en compte les expériences en cours sur le terrain. Certaines expériences peuvent être le résultat certes de « bricolages » contraints par la nécessité du quotidien et à la fois, elles sont illustratives des capacités des professionnel·les à s’inscrire dans l’air du temps.
 
Obligation d’interroger les pratiques et leurs fondements
Ces quelques constats – très brièvement esquissés ici – incitent à interroger non seulement les pratiques actuelles de l’évaluation dans les divers domaines, mais aussi leurs présupposés épistémologiques, philosophiques à partir desquels sont, actuellement et dans un proche avenir, mises en place les formations à l’évaluation. Tant les unes que les autres orientent non seulement les pratiques évaluatives, mais aussi les contenus et les compétences à mobiliser dans la formation à l’évaluation, en incitant à répondre aux questions suivantes : Quelles valeurs et croyances influencent l’évaluation, et donc la formation à l’évaluation ? Quelles méthodes, démarches ou théorisations accompagnent la formation à l’évaluation ? Quelles ressources, formes d’accompagnement ou stratégies contribuent activement au développement des compétences évaluatives requises ? Quelles compétences (éthiques, communicationnelles, sociales, collaboratives, décisionnelles, réflexives, etc.) sont nécessaires pour évaluer ? Comment améliorer ses pratiques évaluatives en tant qu’enseignant·es, formatrices ou formateurs, responsables, consultant·es, inspectrices ou inspecteurs, expert·es ? Comment former à des pratiques évaluatives mieux adaptées au contexte actuel et celui de demain, tout en tenant compte des exigences démocratiques et éthiques que les transformations en cours soulèvent ? Et finalement, quel effet peut avoir « se former à l’évaluation » sur les actrices et acteurs individuel·les ou en collectifs ?

Dans la perspective ouverte par ce qui précède, le comité scientifique du colloque de l’ADMEE-Europe de 2026 souhaite que celui-ci puisse être une plateforme de rencontres et de débats permettant de gagner une meilleure vision et compréhension des expériences en cours et des défis actuels, voire des perspectives d’évolution à venir. Nous souhaitons, dans cette perspective, favoriser le dialogue entre les divers mondes de la recherche, de l’économie et de la politique, en espérant que se familiariser avec les savoirs et connaissances existants permettra non seulement de mieux comprendre les priorités et analyses de chacun·e, mais également d’ouvrir le champ aux compréhensions et solutions nouvelles dans le domaine de l’évaluation.

Axes

En considérant que cette évolution se déploie dans divers contextes, chacun ayant des finalités et des objectifs spécifiques, et nécessitant le développement de compétences adaptées à ses exigences propres, il est ainsi proposé d’aborder ces questions à travers les cinq axes suivants :

Dans les rénovations de curriculum réalisées ces dernières décennies, la préoccupation de l’évaluation des élèves était omniprésente. Pourtant, elles n’ont guère permis de régler le problème de l’importance qui est accordée à l’évaluation fondée sur la mesure, au détriment de celle orientée vers une évaluation-soutien d’apprentissage, mettant fin à « l’indifférence aux différences » prônée par la sociologie de l’éducation des années 1980. À cet égard, il est intéressant d’interroger la banalisation des débats suite au choc suscité par les premiers résultats de PISA, ainsi que le redimensionnement des réformes ayant tenté d’introduire une meilleure individualisation des parcours de formation en restructurant l’organisation du travail par l’introduction des cycles et les terminologies véhiculées autour de l’école inclusive. Dans ce cadre, la question de l’évaluation adaptée aux élèves à besoins éducatifs particuliers devient centrale : comment évaluer équitablement sans reproduire des inégalités ? Quels outils permettent une évaluation formative qui soutient réellement les apprentissages de toutes et tous ? Autrement dit : si dans les classes, les pratiques d’évaluation ont évolué - et continueront à évoluer sous l’influence de l’IA entre autres - il convient à repérer et à promouvoir celles qui s’avèrent les plus favorables en vue d’une régulation optimale des apprentissages des élèves.

Dans ce domaine, de considérables énergies ont été investies durant ces dernières années pour déterminer les référentiels de compétences et développer de nouvelles modalités d’évaluation. Cela inclut également la formation des enseignant·es, formatrices et formateurs à des pratiques évaluatives inclusives, leur permettant de mieux accompagner les apprenant·es en situation de handicap ou en difficulté d’apprentissage. Il serait intéressant de proposer un « état des lieux » des acquis et d’explorer de futures pistes de travail, notamment dans le domaine de l’évaluation du sentiment d’autoefficacité des (futur·es) professionnel·les, de manière à dépasser le « gap » persistant entre les intentions de former des institutions et les ressentis des formé·es confrontés à la complexité de leur métier. En lien avec l’axe 1 ci-dessus, il serait également pertinent de s’interroger sur le décalage entre les intentions de former des institutions de formation et les réalités du monde du travail traités par l’axe 3) ; autrement dit de poser la question de l’existence (ou non) d’un dialogue fécond entre ces deux entités, alors qu’elles sont souvent séparées par des profonds désaccords épistémologiques, philosophiques ou pour le dire autrement, de visions de la réalité et des besoins fort diverses.

La formation à l’évaluation est un levier essentiel pour les responsables de la formation et des ressources humaines, qu’elles et ils travaillent dans le public ou le privé. Elle leur permet de mesurer la performance des employé·es et de leur fournir des retours constructifs. Elle est également indispensable pour fixer des objectifs adaptés et éclairer les choix stratégiques en matière de gestion et de formation. Dans ce domaine, il pourrait être utile de mettre l’accent sur les compétences permettant non seulement d’évaluer le travail d’autrui, mais également de savoir identifier les effets profonds et parfois négatifs des méthodes et du climat de travail sur le bien-être, la progression et la santé mentale des travailleuses et travailleurs. Former à l’évaluation les responsables en milieu professionnel implique une réflexion critique sur les pratiques existantes et leur évolution. Cela implique aussi d’intégrer des outils d’évaluation favorisant l’inclusion professionnelle des personnes en situation de handicap, en ajustant les critères d’évaluation aux capacités et compétences individuelles. Dans une perspective de favoriser l’apprentissage tout au long de la vie, de prendre en compte les besoins évoluant avec l’âge des personnes concernées, de manière à leur permettre d’être acteurs face à l’évolution du marché du travail et en regard de leurs propres projets de vie.

Dans le domaine de l’évaluation des projets ou des programmes, la formation des évaluatrices ou évaluateurs est à interroger pour veiller à ce que les évaluations ne se limitent pas à un simple constat des résultats, mais offrent une compréhension approfondie des facteurs de succès et des axes d’amélioration. Il s’agirait à ce propos de questionner les manières d’évaluer des programmes, des formations, des dispositifs, des projets en cours et à venir, non seulement en fonction de critères définis par des politiques publiques, des lois ou des normes spécifiques, mais également par leur capacité à prendre en compte des apports des nouvelles technologies et, notamment, des connaissances produites dans le domaine de la psychologie du travail. En complément, il conviendrait d’examiner comment les méthodologies d’évaluation peuvent être adaptées pour mieux appréhender la diversité des contextes et des publics concernés. Une attention particulière pourrait être portée à l’évaluation participative, qui implique les bénéficiaires dans le processus d’évaluation afin de garantir une analyse plus fine des impacts et  des besoins réels. De plus, l’intégration des principes de l’évaluation inclusive et humaniste permettrait de mieux prendre en compte les dimensions d’équité et d’accessibilité dans l’élaboration et l’amélioration des projets et des politiques publiques.

Dans les organismes de certification ou d’évaluation externe, la formation à l’évaluation est cruciale pour former les évaluatrices ou évaluateurs aux standards et aux protocoles d’évaluation de la conformité aux normes ou aux objectifs internes. Dans cet axe, il s’agirait de s’intéresser à la manière d’appliquer des critères et indicateurs prédéfinis, de réaliser des audits et de produire des rapports d’évaluation. Mais il pourrait être pertinent également de mener une réflexion critique sur les dangers de « bureaucratisation » de certaines démarches d’évaluation déléguées à une « noosphère » fort éloignée des réels besoins des acteurs du terrain. L’évaluation des dispositifs de certification et d’accréditation gagnerait à s’ouvrir davantage à des approches qualitatives, complémentaires des critères quantitatifs souvent prédominants. Il serait pertinent d’explorer comment les référentiels de qualité peuvent évoluer pour mieux refléter les réalités du terrain et favoriser des démarches plus flexibles et adaptatives. De plus, la formation des évaluatrices et évaluateurs devrait sans doute intégrer une réflexion éthique sur leur rôle, notamment sur l’impact de leurs décisions sur les pratiques professionnelles et sur les établissements évalués. Une perspective comparative internationale pourrait également enrichir la compréhension des standards et des processus d’évaluation appliqués dans différents contextes.

Réseaux thématiques

Les réseaux thématiques s’inscrivent dans des objectifs de prospective scientifique. Il s’agit de promouvoir la recherche en évaluation au plan international en tenant compte des mutations des sociétés, des évolutions des systèmes éducatifs et de formation, des transformations qui affectent le monde du travail.